On continue donc sur notre lancée avec un road trip -ou plutôt space trip- pas commode mais hautement qualitatif. Vous pouvez une nouvelle fois oublier clichés de vacances, soleil et sable fin, puisqu'il s'agira là encore d'un voyage introspectif, de ceux qui marquent une vie sans même avoir bougé de chez soi. Et nul besoin de drogues de synthèse fortement addictives et qui font tomber les dents pour participer : un casque audio de bonne facture et une solitude absolue feront l'affaire. Si vous avez des enfants, foutez-les dehors, si la lumière du jour vous aveugle, plongez-vous dans la pénombre. Laissez votre enveloppe charnelle au fond du canapé et votre esprit voguer telle une plume soulevée par une douce brise. Aujourd'hui nous partons loin, très loin, et peut-être ne reviendrons-nous jamais. Sauf si vous tenez tant que ça à retourner au boulot...
Dans la nacelle
Perpetual Journey, est le 4ème EP solo de l'hallucinante -dans tous les sens du terme- Olga Wojciechowska, Strië de son nom de scène. Cette multi-instrumentaliste et productrice polonaise excelle depuis 2010 dans l'art subtil de manipuler les sons, oscillant entre néo-classique, musique électronique et musique expérimentale.
Paru sous le label indépendant gallois Serein, ce 6 titres aussi court qu'intense, aussi varié qu'intriguant, fait partie de ces projets qui prouvent que la musique est à l'image de l'univers : un chaos apparent fait de tout et de rien, mais qui laisse entrevoir -si l'on regarde bien- une infinité de possibilités, une foule d'émotions.
La destination
Aucune. C'est un voyage sans retour dans le cosmos que nous vous proposons. Tel Jacques Mayol suivant le dauphin dans les profondeurs aquatiques, vous vous savez perdu. Mais peu importe, seul le voyage compte. Si nous insistons sur cette analogie entre la musique de Strië, l'égarement "assumé" et le vaste univers, c'est tout simplement parce que l'artiste s'est inspirée de la triste et incroyable histoire de Laïka, chienne du programme spatial soviétique envoyée dans l'espace à bord du satellite Spoutnik 2 dans les années 50, et qui est également le premier être vivant mis sur orbite.
Dès les 1ères secondes de Perpetual Journey, on s'imagine, presque trop aisément, à la place de ce petit être innocent précipité dans l'abîme obscur et glacial. Avec 'Capsule', vous comprenez immédiatement que vous courez vers votre perte : l'espace, dans toute son immensité, s'offre à vous. Il vous parle, vous amadoue et s'impatiente. Alors que l'accélération de l'engin dans lequel vous avez pris place vous colle au siège, vous savez déjà qu'il ne cherche qu'une chose : vous engloutir. Et il y parviendra, soyez-en sûr.
Les nappes sonores forment autant de murmures et de hurlements, d'appels et d'avertissements. Battements et basses profonds (votre vaisseau traverse l'atmosphère, la carlingue craque mollement et des fumées s'en échappent) répondent aux voix fantomatiques et aux gémissements du cosmos. Il respire bruyamment, il n'attend que vous. Alors que l'inquiétude vous gagne, le morceau s'achève presque brutalement sur quelques notes de piano et des échos étouffés. Cette fois ça y est, vous avez quitté la Terre.
Abasourdi par la percée de l'atmosphère et le vide intersidéral dans lequel vous êtes désormais plongé, vous observez l'écran de contrôle sur lequel apparaît le visage d'un homme. 'Man With The Thick Glasses', et ses sons s'apparentant à un métallophone mal luné mêlé de quelques douces notes de piano, nous laisse imaginer la confusion qui règne dans l'habitacle. Un son d'avertissement retentit, à moins que cette vibration brève et régulière ne soit autre que la voix parasitée de l'homme derrière l'écran. Que vous veut-il ?
Inutile de décrypter le message, la communication est bien trop mauvaise. Vous reprenez vos esprits et décidez de procéder à la vérification des équipements. Le satellite a subi des dommages, mais tout semble encore fonctionner. Le ronronnement des moteurs, bien que constant, a quelque chose d'angoissant dans ce 'Test For Ability'. Des gouttes perlent ça et là, et les propulseurs refroidissent peu à peu en émettant un bruit métallique guère plus rassurant. Au moins, vous êtes en vie. Vous détachez votre harnais précipitamment...
'Unseen Weight'. La vue du hublot est à couper le souffle : la planète bleue, si proche et si lointaine à la fois, vous nargue. Vous admirez ses courbes voluptueuses, ses couleurs, vous devinez ses textures... Pourquoi l'avoir quitté ? De l'autre côté, les ténèbres constellées d'étoiles blanches et bleues, que vous savez pourtant éteintes depuis des millénaires. Fascinant. Vous êtes ramené(e) à la réalité par un débris du satellite qui passe devant vous et manque de s'écraser non loin de votre cabine. Vous collez votre nez à la vitre.
Tout autour de votre engin des pièces métalliques virevoltent. Vous prenez conscience que l'homme à l'écran tentaient désespérément de vous joindre pour savoir si vous étiez toujours de ce monde. Les violons lancinants entrecoupés de légers bruits métalliques et de voix féminines de 'To Never Return Home' posent parfaitement l'ambiance. Votre habitacle, à présent plongé dans le noir, n'est éclairé que par le clignotement d'un voyant rouge. Il vous semble entendre les cris d'un animal en détresse, à moins que ce ne soit vous.
Après avoir perdu connaissance, vous vous éveillez lentement. Vos yeux embués observent la Terre s'éloigner, alors qu'une épaisse fumée sort de votre bouche. Il fait froid, mais ce froid a quelque chose d'apaisant. C'est le temps de la résignation. Vos membres s'engourdissent, mais vous vous surprenez à apprécier ce moment : le panorama est époustouflant et votre sort est scellé. Autant profiter du spectacle tant que vous le pouvez, n'est-ce pas ? Intitulé 'Perpetual Journey', l'ultime morceau est une invitation à la contemplation.
Plus électronique, celui-ci laisse entendre une voix déformée, étrange, qui accompagne à merveille un tempo lent et régulier ainsi que quelques craquements. La seconde moitié de la piste, à laquelle viennent s'ajouter les violons, finit d'achever le côté poignant d'un titre déjà empreint d'une grande mélancolie. Déprimante, cette histoire ? Certes. Mais n'avez-vous jamais rêvé d'un voyage sans retour, tout le reste n'ayant plus aucune importance ? C'est ce que vous offre Strië avec Perpetual Journey, qui porte définitivement bien son nom.
Le voyage
L'atterrissage (ou la fin du voyage, c'est selon)
Sorti au début du mois de février, l'EP de Strië s'attrape ici en vinyle et en dématérialisé. On vous conseille également d'écouter les précédentes productions de la polonaise, qui valent sacrément le détour par ici.
On pose également un "special cheers" au titre 'Test For Ability', qui nous a curieusement rappelé 'Xerox Monophaser 2' d'un certain Alva Noto... en nettement plus stressant quand-même. Un excellent morceau au passage, qu'un petit malin fort bien inspiré avait clipé en accompagnant la musique d'images de la NASA. Superbe.
https://www.youtube.com/watch?v=cgxYOOLLLFE