A l’occasion de la sortie de son premier album The Return sur son label Black Focus Records, on a rencontré Kamaal Williams aka Henry Wu aka le porte drapeau du Londres Underground, celui qui bouillonne et n’a pas peur de mélanger les genres. On a donc très logiquement discuté de Londres, de son groupe et d’inspiration en général. Et le monsieur n’a pas été avare dans ses réponses, pour notre plus grand plaisir. Cheers.
A l’origine, Kamaal est musicien, puis il se met très vite à la production puis au djing et devient un des artistes les plus prometteurs de la scène londonienne, naviguant librement entre jazz house et broken beat. En 2016, lors de la sortie de l’album Black Focus, en collaboration avec Yussef Dayes, la musique de Kamaal Williams fait le tour du monde et est soutenue par les têtes pensantes de la musique actuelle, telles que le grand Gilles Peterson – aka Gilou les bons tuyaux (sisi). Si vous nous suivez un peu sur le limo, vous savez qu’on est des grands fans du mec, et que cette rencontre est donc pour nous très importante. Alors trêve de bavardages, et place au maestro.
Hello ! Alors pour commencer par l’essentiel : qu’est ce qui t’a fait revenir du djing au live band ?
Kamaal Williams : J’ai initialement créé le projet Yussef Kamaal, mais j’ai toujours eu des groupes. J’ai organisé mon premier événement en 2008, dans le sud de Londres, dans un club de jazz qui s’appelait The Crypt (club de jazz emblématique du sud de Londres). Les légendes anglaises de jazz sont passées par là, de Tony Kofi à Courtney Pine.
C’est un des trésors de la ville, c’est là-bas que j’ai commencé à jouer avec mon groupe du lycée. J’ai donc toujours été musicien, disons plutôt que je n’ai jamais arrêté de jouer dans des groupes. Au début je faisais de la batterie et plus tard je me suis mis au clavier jusqu’à me mettre à la production de musique électronique ou de hip hop, mais il m’arrivait aussi de rapper. J’ai toujours été dans le live band, puis quand j’ai commencé à mixer (dj) je me suis mis à produire de la musique électronique et j’ai sorti des prods sous le nom d’Henry Wu en 2011. Y’a pas mal de monde qui jouait ma musique à Londres (notamment l’équipe de Falasha Recordings), j’ai enchaîné les sorties sur des très beaux labels comme Rythm Section ou Eglo records et ma carrière a décollé. C’est à ce moment-là que je me suis dit que ce serait cool de profiter de l’attention que j’avais de la part de pas mal de monde pour relancer mon groupe.
Donc après cinq ou six EP j’ai relancé mon groupe, à la base c’était Henry Wu Trio sur boiler room, avec Yussef que je considérais comme mon petit frère dans le game de la musique. Après le Henry wu trio, je me suis dit qu’il valait mieux que je change le nom pour éviter les confusions entre le live et le dj set auprès du public. C’est à ce moment-là qu’a émergé le nom de Yussef Kamaal, Kamaal c’est mon nom musulman et quand on s’est séparés avec Yussef c’est devenu Kamaal Williams (le nom de mon père) et j’ai gardé Wu (qui est le nom de jeune fille de ma mère) j’ai donc gardé l’héritage de mes ancêtres, moitié chinois-moitié musulman, c’est un peu compliqué haha.
Pour moi, mes deux projets fonctionnent un peu comme deux marques différentes ; chacune se développe comme un film, et celui-ci raconte une histoire. Parfois, ces histoires concourent, parfois elles sont distinctes, mais chaque album ou EP est figé dans le temps et représente un passage de ma vie.
Est-ce qu’on peut dire que tu joues du jazz avec le groupe Kamaal Williams ?
Avant de répondre à la question, il y a un vrai débat autour de la définition du jazz. Déjà je n’aime pas catégoriser ma musique, jazz ou hip hop ou house, il n’y a qu’une chose dont je suis sûr à propos de ma musique c’est qu’elle vient et représente Londres. Si les gens veulent penser que c’est du jazz, c’est cool, Spotify catégorise ma musique comme du jazz par exemple (il rit), il y a des gens qui viennent me dire qu’on fait du punk parce que notre style, notre énergie et notre attitude donnent cette impression aussi. Au sein du groupe, on est tous influencés par le jazz, on a tous l’esprit du jazz en nous, mais on est en 2018 donc on essaie de rester à la page… Mais j’ai tout de même ma petite idée sur le nom que je donnerais à la musique qu’on fait ensemble : la « Wu-funk » !
Du coup, si on a bien compris, plutôt que d’imposer une étiquette à ta musique, tu préfères souligner son affiliation à la ville de Londres… Quelle serait ta définition du « son londonien » ?
Quand j’ai grandi dans le sud de Londres on écoutait du hip hop, du garage et de la grime et rien d’autre… on n’écoutait pas de la dnb ou de la jungle, c’était trop vieux. Si on met de côté le hip hop qui vient des US et qu’on prend les 3 genres qui viennent de UK : la grime, le garage et la dnb. Qu’ont ces 3 genres en commun ? le tempo : ce sont des genres rapides au dessus de 130 bpm et c’est à l’image de la ville, en perpétuel mouvement ; la vie n’y prend pas de pause, elle est intense et le cours du temps ne se fige jamais. Mon son est intense et mes inspirations multiples, c’est là tout ce que je peux en dire. Je vous laisse décrire mon son car je ne veux pas l’enfermer dans une case. Mon taff à moi, c’est de faire du son et je m’y tiens. Je souhaite juste m’exprimer, et si les gens s’y retrouvent en disant que ça sonne comme ci ou comme ça c’est magnifique.
Qui est ce que tu vois aujourd’hui (à part toi) pour représenter la musique du Londres underground ?
Les rappeurs Skepta et Giggs, en premier lieu, qui portent l’étendard du Londres Underground et existent même à l’international. Mais sinon, plus proche de ce qu’on fait, je dirais Shabaka Hutchings, Ruby Rushton et Ezra Collective. Mais j’ai l’impression que peu d’entre nous se sentent prêts à briser les barrières entre le jazz, le hip hop et la house, comme je tente de le faire… par exemple ce soir j’ai l’impression qu’on n’est pas beaucoup à être booké à une teuf avec Sadar Bahar et en même temps à jouer à la Cigale en tant que tête d’affiche. Je ne veux pas qu’il y ait des genres distincts et hermétiques, je veux que les gens s’y plaisent et s’y retrouvent. Si tu t’intéresses aux gens qui viennent à mes concerts par exemple, ils viennent de plein d’horizons, le public est de plus en plus curieux et de plus en plus ouvert. C’est une belle époque pour la musique.
Est-ce que tu sens la même atmosphère à Paris qu’à Londres ?
Londres mis à part, Paris est ma ville préférée en Europe, celle où je préfère aller pour jouer. Je suis venu pour la première fois en tant que headliner au Rex en 2015. Paris et Londres ont un peu la même énergie musicale, mais les français sont plus fiers de ce qu’il se fait chez eux contrairement aux anglais qui sont moins satisfaits de ce qu’il se fait sur place. En terme de radio par exemple, elles sont plus pointues, plus larges également et j’ai l’impression que les quotas de diffusion favorisent la musique nationale plus qu’ailleurs où le mainstream envahit les ondes. Quand je donne des interviews ici, les gens sont plus sérieux et plus pointus alors qu’au UK ils sont plus intéressés par la quantité que la qualité. Ici, les gens sont plus sincères.
Par exemple, vous avez Radio Nova (Big up) qui fait un travail extraordinaire, vous avez plus de passion et de dévouement pour la musique en général et surtout pour le jazz qu’en UK. On a quelques radios qui essaient de faire la même chose que vos FM mais pour l’instant elles n’existent qu’en format Web. Même la house locale a sa vraie touche, ça s’entend dans les productions des artistes français.
Une question un peu plus perso, la première fois que tu as touché un Fender Rhodes ça t’a fait quoi ?
Je n’ai jamais possédé de piano. Je n’avais ni la place ni les moyens de me payer un piano droit ou à queue, donc j’ai acheté un petit clavier/synthétiseur numérique, et un des sons les plus basiques après celui du piano à queue c’était le piano électrique. Le son était tellement doux, comme une crème fouettée, tu vois celle que tu mets dans un cappuccino.
J’écoutais beaucoup de hip hop old school, qui samplait les rhodes de claviéristes comme Herbie Hancock dans ses albums début 70’s (Head Hunters et Thrust) donc ce son limite soyeux m’était hyper familier et quand j’ai joué pour la première fois sur un Rhodes en 2008 ou 2009, j’ai tout de suite accroché. La différence entre mes émulations sur synthés ou mes instruments virtuels et le Rhodes était folle donc depuis j’ai plus joué que sur le Mark I.
Tu peux nous parler du processus de production du groupe ?
Il n’y a pas un seul processus de production unique pour chaque morceau, généralement je viens avec une idée de bassline de drums ou de claviers que je propose au groupe et comme une graine, l’idée germe de manière différente à chaque fois. On est plutôt libres, on suit le mouvement et on essaye de capter l’énergie du moment.
On découvre et explore les idées différemment à chaque fois, on accueille juste l’énergie. Un album pour moi c’est un peu comme un carnet de bord ou un journal intime de notre expérience et du temps dans lequel on est. Il n’y a pas d’intérêt à vouloir faire un album parfait pour moi et reprendre ça sur le long terme, sinon tu vas perdre la richesse de l’instant et l’émotion de ce que tu voulais dire au moment où tu as commencé l’enregistrement. Il doit être fidèle à une époque, un état d’esprit, tu ne peux pas mettre des émotions à posteriori, donc on essaye de jouer en direct et d’enregistrer le tout.
Sur toutes les pistes de l’album on retrouve une qualité de sound design irréprochable, par exemple dans l’intro de Situations où tu joues des clusters de notes au Rhodes en développant une superbe texture. Comment tu travailles avec ton ingénieur du son ?
Mon ingénieur du son Richard Samuels bosse avec moi depuis 10 ans, c’est mon bras droit et je considère qu’il est un membre à part entière du groupe. Il mixe et me conseille dans mes productions. Après l’enregistrement de l’album j’ai passé 6 mois au studio avec Richard à bosser le son, le mixage, les effets etc. ça nous a pris à peu près autant de temps que d’enregistrer l’album. On se connait bien, il connait mon son, il sait comment je veux que les morceaux sonnent, naturellement, les choses se font vraiment bien et facilement, c’est un vrai bonheur. Il fait partie de la famille, je voulais que l’album sonne comme un album de club, si tu écoutes la batterie, elle est puissante, comme la bassline. Cela fait aussi partie de mon approche de producteur, je me demande si ce que je produis pourra être joué dans un club. Et je pense que sur cet album il y a quelques morceaux qui pourraient y être joués.
Même si tu ne qualifies pas ta musique de jazz, j’ai l’impression que cet album sonne plus jazz que le premier. Par exemple, dans Medina tu choisis un groove ¾ plutôt que le classique 4/4, ou bien dans High Roller où tu choisis de finir ton morceau sur un accord de dominante. Ce sont des prises de risque qu’aujourd’hui on trouve plus souvent en jazz qu’ailleurs. Tu penses que tu finiras un jour par « vraiment » jouer du jazz ?
Je veux continuer d’essayer et d’expérimenter des choses, j’aimerais par exemple faire un album en trio classique avec juste un piano à queue, une contrebasse et un batteur qui n’ait pas peur de sortir ses balais… J’essaye de nouvelles choses, et innover dans la musique et le jazz fait partie de mes styles de prédilection, et clairement j’admire les grands pianistes de jazz à l’instar d’Ahmad Jamal, Herbie Hancock, Wynton Kelly, Thelonious Monk, Horace Silver, Bill Evans, Georges Duke, Chick Corea… c’est des artistes que je peux écouter en boucle sans fin et sans arrêt, mais il y en a tellement d’autres.
En quoi Kamaal Williams est-il à la fois un ambassadeur du Londres Underground mais aussi un dissident ?
Avec d’autres supers groupes de Londres on est semblables parce qu’on a la même origine, on parle toujours de Londres. Mais ma compréhension de notre environnement et la musique est différente parce que je produis de la house et du broken beat. Si tu connais mes prods en tant qu’Henry Wu, tu vas comprendre pourquoi Kamaal Williams sonne comme ça. Je suis le seul à Londres qui vient de la house et du djing, et qui met ce savoir et la maîtrise de toutes ces sonorités au service d’un groupe de musiciens pour faire de la musique live.
Je suis passé des synthétiseurs et du beatmaking sur MPC à un groupe. Il y en a qu’un seul, qui en samplant et en utilisant la MPC et des synthés sonne comme moi c’est Dj Harrison du groupe Butcher Brown. Les autres groupes de Londres dans la mouvance « jazz » sortent souvent d’école de jazz, tandis que je suis autodidacte ; ils ont appris à l’école de jazz et moi j’ai appris à l’école de la rue, l’école de Londres.
Ta track préférée de Kamaal ?
« High Roller », c’est surement mon track de référence, celui qui représente le mieux mon « genre » et qui peut être joué en club, j’adore aussi « Medina » et « Broken Theme », « The Return », qui représentent vraiment mon son.
Et enfin, as-tu prévu de faire d’autres clips après celui de « Salaam » ?
Oui, un.
Un seul ?
Qui sait ? Peut-être plus… Peut-être même un film qu’on présenterait à Cannes !
Ok merci pour le teasing haha.